DÉVELOPPEMENT ET VITALITÉ DE L'ÉGLISE (6)
C’est parce qu’ils ne sentent pas bien cette ineffabilité, parce qu’ils ne la prennent pas toujours en compte, que les spéculativistes manifestent, dans la pratique, cette lamentable propension à présenter les formules théologiques comme si elles étaient totalement équivalentes aux vérités représentées, et à les employer, par voie de conséquence, par une multiple série de syllogismes, comme des expressions adéquates. Capables de donner fidèlement à tous les termes qu’ils utilisent la même rigoureuse équivalence, ils en déduisent des conclusions étranges, qui deviennent l’origine féconde d’erreurs, de confusions et de luttes. De telles déductions, quoiqu’elles paraissent être contenues dans la pure matérialité littérale, ne le sont pas au sens vital et divin des prémisses, lequel tend, de soi, à exclure ces violences et ces pressions imposées par une dialectique de fer (1).
Il n’est pas contestable que l’excessive prépondérance de la spéculation sur l’expérience et le sentiment du cœur perturbe l’équilibre de la vie intégrale. Elle fait perdre à la doctrine, au moins en partie, sa souplesse organique et, avec elle, l’esprit qui doit toujours l’animer. Il n’est pas rare que certains auteurs, manquant de cet esprit et de sens chrétien, manient les plus hautes expressions dogmatiques avec la même froideur et la même désinvolture - ou la même inflexibilité logique - que s’il s’agissait d’algèbre, de métaphysique ou de toute autre question rationnelle entrant parfaitement dans les catégories de nos concepts philosophiques, de leurs expressions et de leurs formules respectives.
C’est pour cela qu’ils sont parfois conduits, inconsciemment, à rendre la vérité absolue et éternelle de nos dogmes sacrés solidaires de systèmes et de technicismes perfectibles, limités et même transitoires. Ils permettent ainsi à ceux qui, avec le temps, jugent ce technicisme dépassé, de penser qu’avec lui les choses saintes qui lui paraissent liées le sont aussi, comme si ces réalités ineffables pouvaient être exprimées adéquatement et univoquement en fonction de nos systèmes humains. Pire encore, ils les exposent à nier la valeur analogique des formules dogmatiques elles-mêmes, à les vider de leur sens objectif pour les réduire à de simples symboles conventionnels pouvant être librement et indifféremment remplacés par d’autres.
Pour éviter ces excès, il est nécessaire que la théologie de la raison soit complétée de quelque manière par celle du cœur, de même que celle-ci est complétée et corrigée par celle-là. En effet, la mystique a besoin, pour ne pas se laisser égarer par les illusions de l'esprit propre, d'être orientée d'une certaine manière par les sages formules élaborées par la pensée scolastique. Réciproquement, la scolastique, pour ne pas dégénérer en un spéculativisme philosophico-naturaliste stérile, doit vivifier et féconder ses formules selon le sens ineffable que leur donnent les cœurs véritablement éclairés. En d'autres termes, elle doit être au contact de l'expérience mystique, laquelle n'est rien d'autre que le sens vivant qu'a l'Église elle-même des réalités divines (Phil. 2,5). De la sorte, ces deux théologies doivent s'aider et s'appuyer l'une sur l'autre pour éviter toute déviation. C'est ainsi qu'elles constituent une science directrice pour la vie intégrale du chrétien : la véritable theologia mentis et cordis que l'on rencontre chez les grands théologiens du moyen-âge, dont nous savons parfaitement qu'ils ne furent pas moins contemplatifs que spéculatifs (2).
10.- Ils n'ont pas toujours été bien imités. C'est l'une des raisons pour lesquelles on doit si souvent déplorer ce déséquilibre spéculativiste, qui expose à tant de déviations et de réactions violentes (3). Comme elle est étrange, cette espèce de naturalisme ou de rationalisme théologique, qui tend en quelque sorte à paralyser et à pétrifier et qui, en retour, provoque les effets délétères d'un rationalisme opposé ! Les uns invoquent des raisons - ou plutôt des déraisons - humaines pour présenter la vérité divine vivante comme statique et inerte, en la cristallisant, comme on dit aujourd’hui, pour la maintenir inaltérable, jusqu’à donner à l’Église un certain aspect rigide, comme celui d’un squelette ou d’un cadavre - renforçant ainsi les thèses de ceux qui la donnent pour morte. Ne manquent pas non plus les déraisons qui prétendent prouver le contraire, en présentant cette vérité comme sujette aux changements les plus radicaux des opinions humaines, et l’Église comme si elle était prise dans un tourbillon de révolutions et de transformations, à l’image des fausses religions et des empires terrestres.
C’est à cela, en effet, qu’inclinent les tendances appelées modernistes. Ces dernières proviennent tout autant d’un manque de sens de la profondeur des vérités chrétiennes, qui conduit à voir dans les changements de la mode, si destructeurs soient-ils, le progrès et la vie attachés à ces vérités (3).
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(1) « Les mystiques, en effet, ont une certaine expérience des réalités surnaturelles elles-mêmes qui sont en nous par la grâce : c’est précisément dans cette expérience du surnaturel que paraissent consister les état mystiques. De là vient que, pour décrire ces choses, ils recourent à des expressions qui sont, sinon plus exactes, du moins plus vivantes et plus concrètes que les formules théologiques. Ils recourent à des analogies et à des images qui, quoiqu’imparfaites, sont les plus aptes et celles qui suppléent le mieux à l’expérience elle-même. C’est un grand secours pour la théologie, car de cette manière le théologien se met en contact avec la réalité. Telle parole de saint Bernard ou d’un moine inconnu sur le silence de l’âme en présence de Dieu, sur le toucher divin au plus intime de l’être, sur le mystérieux pas de de Dieu, comme une lampe dans une nuit profonde, fait entrevoir mieux que les formules abstraites et sert singulièrement à les vivifier » (cf. P. Bainvel, s.j., Nature et surnaturel [1903], p. 77).
(2) « La scolastique et la mystique se complètent mutuellement et se maintiennent en équilibre. La première donne à la seconde plus de clarté dans les idées et de propriété dans les expressions, évitant la formation de certains concepts obscurs et fantastiques. La seconde communique à la première chaleur et profondeur de sentiment, en la rapprochant des domaines de la vie ; et elle la préserve de tomber dans des abstractions excessives et dans l'oubli de la fin suprême à l'occasion de discussions particulières. C'est pourquoi les plus célèbres théologiens du moyen-âge étaient également versés dans la scolastique et dans la mystique. L'impulsion du coeur a parfois précédé le pénible travail de la recherche, et l'expérience interne a toujours aidé à l'acquisition d'une plus parfaite connaissance de Dieu » (Card. Hergenroter, Hist. Eccles. V, c. 32, § 2).
(3) « Le christianisme - disent les modernistes - est, pour la critique, un fait comme n’importe quel autre, soumis aux mêmes lois du développement, influencé par les mêmes causes politiques, juridiques et économiques, et capable des mêmes variations ». « A les entendre, on croirait que c’est une même chose de progresser et de détruire les dogmes, les sacrements, l’essence de toute l’Église » (Cf. P. Groot, Op. Cit., p. 280).
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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